Histoire de la typographie

L'invention des italiques typographiques



Nous sommes à Venise tout à la fin du xve siècle. Alde Manuce y dirige une imprimerie de premier plan. C’est un chercheur, un innovateur réputé dans toute l’Europe d’alors. C’est ainsi qu’il eut un jour l’idée de fabriquer des ouvrages relativement bon marché, de petit format in-octavo (9 x 16 cm environ), de maniement facile (les «libri portatiles»). Il s’agissait d’une collection consacrée aux classiques latins et aux chefs-d’œuvre de la littérature italienne dans leurs textes les plus purs. Cette collection fut inaugurée par un Virgile, en 1501, qui utilise – pour la première fois dans l’histoire de la typographie – des caractères italiques, que Francesco Griffo venait de tailler. Le but était de reproduire l’écriture manuscrite enlevée que les étudiants pratiquaient pour consigner l’enseignement de leurs maîtres, et d’une façon plus générale celle des lettrés de l’époque. Le succès commercial fut immédiat, si bien que des rivaux d’Alde désiraient produire des livres semblables. Mais un privilège du Sénat de Venise et un autre du pape protégeaient l’éditeur.
Pour faire ces contrefaçons, il fallait être hors d’atteinte juridique, territorialement parlant. C’était le cas de libraires originaires du Piémont, mais associés à des marchands vénitiens, qui avaient fondé la Compagnie lyonnaise d’Ivry (ou Ivrée) à la fin du xve siècle. Les volumes d’Alde, dès leur parution, furent reproduits à Lyon dans le même format et ligne pour ligne (ou presque). Le caractère qu’ils avaient fait graver, très proche de celui de Griffo, était agréable à l’œil et plus lisible, car Alde, dans son souci de reproduire exactement l’écriture, n’avait pas ménagé les ligatures dont l’accumulation nuit au confort de lecture. Pour rester discrets, les contrefacteurs ne faisaient pas relire leurs épreuves par des correcteurs de métier, si bien que leurs impressions comportaient un certain nombre de coquilles. Alde Manuce, comme on peut s’en douter, n’apprécia pas cette concurrence déloyale et publia un Monitum, daté du 16 mars 1503, sous la forme d’un placard dans lequel il met en garde les acheteurs contre les fautes des éditions lyonnaises qu’il détaille.
En 1508, à Lyon, le coupable se découvrit bêtement : un Suetonius (qui n’est pas une contrefaçon), de Gaspar Argilensis, fut imprimé avec le même caractère italique que celui des contrefaçons et signé du libraire-imprimeur Balthazar de Gabiano. Toutes les éditions coupables, réalisées avec ce même caractère, provenaient donc de son atelier. Mais qu’à cela ne tienne! Gabiano continua les contrefaçons, et certaines seront même signées, à partir de 1514, d’un autre imprimeur lyonnais, Barthélemy Trotti (ou Trot), puis par Luxembourg de Gabiano, son propre neveu!
Les privilèges permettaient à l’investisseur (c’est-à-dire l’imprimeur ou le libraire) de rentabiliser, pendant un certain temps, l’énorme coût de son investissement en achat des métaux et le paiement de la main-d’œuvre pour la gravure et la fonte des caractères. Si bien que, quand Francesco Griffo voulut vendre ses caractères les plus demandés à d’autres imprimeurs, comme les italiques dont il revendiquait la paternité, Alde s’y opposa fermement. Les deux hommes se querellèrent une fois de plus, mais cette fois-ci leur collaboration s’arrêta là, brusquement, en 1502. À partir de cette date, Alde ne fit plus réaliser de nouveaux caractères. Griffo, de son côté, s’établit comme éditeur-typographe-imprimeur ; il ne laissa aucun souvenir au-delà de 1518. Mais on sait qu’en 1516, il défonça le crâne de son gendre avec une pièce de métal, peut-être un poinçon, et fut poursuivi pour meurtre à Bologne. Nous ne connaissons pas la suite de l’histoire. On pense qu’il mourut en 1518, sans doute en condamnation de ce crime.

Alde Manuce meurt en 1515, vers 65 ans, épuisé. Il appartenait à une période de transition. Son plus important apport typographique au monde du livre reste la création de ces cursives grecques et latines, c’est-à-dire les italiques typographiques.

Yves PERROUSSEAUX






Légende de l’illustration :

Le caractère italique d’Alde Manuce, gravé par le fameux Francesco Griffo, fit François de Bologne, est utilisé pour la première fois dans ce Virgile, l’un tout premiers in-octavo. Venise, 1501. Taille réelle. On remarquera que les capitales sont encore en romain, c’est-à-dire non italiques.

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